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24 Septembre – LES TROIS DERNIERES RANGEES

 

 

Connaissez-vous l’expression « le ciel m’est tombé sur la tête » ? Elle est vraie. À l’instant où Lena avait fait demi-tour pour venir s’échouer en pyjama mauve sur mon seuil, c’est ce que j’avais ressenti.

Je m’étais douté que quelque chose allait arriver. J’ignorais seulement que j’éprouverais cette émotion-là.

Depuis, je n’avais envie que de deux choses : être en sa compagnie et être seul, de façon à m’extirper tout ça de la tête. Les mots me manquaient pour décrire ce que nous étions. Elle n’était pas ma petite copine ; nous ne sortions même pas ensemble. Jusqu’à la semaine précédente, elle avait refusé d’admettre que nous étions amis. Je n’avais pas la moindre idée de ses sentiments à mon égard, et ce n’était pas comme si j’avais pu envoyer Savannah se renseigner à ce sujet. Je ne tenais pas à mettre en péril ce que nous partagions – quoi que ce fût. Alors, pourquoi étais-je obsédé par elle ? Pourquoi étais-je soudain plus heureux dès que je la voyais ? J’avais l’impression d’avoir la réponse, peut-être, mais comment m’en assurer ? Je l’ignorais, je n’avais aucun moyen de le découvrir.

Les mecs ne parlent pas de ce genre de chose. Les mecs se bornent à subir le fardeau du ciel.

 

— Qu’est-ce que tu écris ?

Elle a refermé le cahier à spirale qu’elle semblait emporter partout avec elle. Le mercredi, l’équipe de basket n’avait pas entraînement. Voilà pourquoi Lena et moi étions dans le jardin de Greenbrier, que j’en étais venu à considérer comme notre endroit réservé, même si je ne l’aurais jamais admis devant quiconque, surtout elle. C’était ici que nous avions découvert le médaillon. C’était un lieu où nous pouvions traîner ensemble sans que les autres nous épient et chuchotent. Nous étions censés étudier, mais Lena griffonnait dans son calepin, et je venais de lire pour la neuvième fois consécutive le même paragraphe sur la structure interne des atomes. Nos épaules se touchaient, bien que nous soyons tournés dans des directions différentes. J’étais étendu sous le soleil déclinant ; elle était assise sous l’ombre grandissante d’un chêne moussu.

— Rien de particulier. J’écris, c’est tout.

— Pas de souci, ai-je répondu en tâchant de dissimuler ma déception. Tu n’es pas obligée de me le dire.

— C’est… c’est bête.

— Alors, dis-le-moi.

L’espace d’une minute, elle n’a pas réagi, se bornant à gribouiller la tranche en caoutchouc de sa chaussure avec son stylo-bille noir.

— Il m’arrive d’écrire des poèmes. Depuis toute petite. C’est bizarre, je sais.

— Je ne trouve pas ça bizarre. Ma mère était écrivain. Mon père en est un.

Bien que ne voyant pas son visage, j’ai deviné qu’elle souriait.

— Bon, d’accord, ai-je rectifié, c’est un très mauvais exemple, vu que mon père est archibizarre. Mais ce n’est pas à cause de l’écriture.

J’ai attendu, espérant qu’elle me tendrait son carnet en me priant de lire une de ses œuvres. Raté.

— J’aurai peut-être le droit d’en lire un, un jour, ai-je de nouveau essayé.

— N’y compte pas trop.

Je l’ai entendue rouvrir le cahier et faire courir la pointe de son stylo sur le papier. J’ai baissé les yeux sur mon livre de chimie, répétant la phrase que j’avais ressassée une bonne centaine de fois dans ma tête. Nous étions seuls. Le soleil se couchait ; elle écrivait des vers. Si je voulais le faire, c’était maintenant.

— Alors, ai-je lancé en adoptant un ton décontracté, ça te dirait de… ben, de passer du temps avec moi ?

— N’est-ce pas ce que nous sommes en train de faire ?

J’ai mâchonné le bout d’une vieille cuiller en plastique que j’avais dénichée dans mon sac à dos.

— Si. Non. Tu aurais envie, je ne sais pas, moi, d’aller quelque part ?

— Tout de suite ?

Elle a mordu dans une barre de céréales et, d’une rotation des jambes, s’est retrouvée près de moi. Elle m’a tendu la friandise. J’ai décliné d’un geste du menton.

— Non. Vendredi, par exemple. On pourrait aller au ciné.

Fourrant la cuiller sale dans mon manuel, j’ai refermé ce dernier.

— C’est dégoûtant, a-t-elle commenté avec une grimace en tournant une feuille de son calepin.

— Comment ça ? ai-je sursauté en me sentant rougir.

Il ne s’agit que d’un film.

Espèce d’idiot.

— C’est ça qui est dégoûtant, a-t-elle précisé en désignant mon marque-page.

Soulagé, j’ai souri.

— Oui, ai-je reconnu. Une mauvaise habitude que je tiens de ma mère.

— Elle avait une passion pour les couverts ?

— Non, pour les livres. Elle en lisait une vingtaine en même temps, les semant dans toute la maison, sur la table de la cuisine, près de son lit, dans la salle de bains, la voiture, ses sacs, les marches de l’escalier. Et elle se servait de n’importe quoi en guise de marque-page. Une de mes chaussettes, un trognon de pomme, ses lunettes, un autre volume, une fourchette.

— Une vieille cuiller sale ?

— Oui.

— Ça devait rendre Amma complètement dingue.

— Cinglée. Attends, non. Elle en était… toute P.E.R.T.U.R.B.É.E.

— Neuf vertical ? a rigolé Lena.

— Sans doute.

— Ma mère, elle était comme ça.

Elle m’a montrée une des babioles suspendues à la longue chaîne d’argent qu’elle semblait ne jamais quitter, un minuscule oiseau en or.

— C’est un corbeau.

— Comme dans Ravenwood[11] ?

— Non. Les corbeaux sont les créatures les plus puissantes, dans l’univers des Enchanteurs. La légende soutient qu’ils sont capables d’aspirer l’énergie extérieure et de la relâcher sous d’autres formes. Il arrive qu’on les redoute, à cause de leurs pouvoirs.

Elle a lâché le bijou qui est retombé entre un disque gravé d’étranges hiéroglyphes et une perle de verre noir.

— Tu as beaucoup de porte-bonheur, sur ce collier.

— Ce ne sont pas vraiment des porte-bonheur, a-t-elle répondu en coinçant une mèche de cheveux derrière son oreille, juste des objets qui ont une signification particulière pour moi. Celui-ci, a-t-elle ajouté en montrant la languette d’une cannette de soda, provient de la première limonade à l’orange que j’aie bue, assise sur la véranda de notre maison, à Savannah. Bonne-maman me l’avait achetée pour me consoler. J’étais rentrée de l’école en pleurant parce que personne ne m’avait donné de carte de Saint-Valentin.

— Trop mignon.

— Uniquement si, par mignon, tu entends tragique.

— Non, que tu aies gardé ce souvenir.

— Je garde tout.

— Et celui-ci ? ai-je demandé en désignant la perle noire.

— Ma tante Twyla me l’a offerte. On les fabrique à partir d’une roche qu’on trouve dans un coin extrêmement reculé de la Barbade. D’après elle, la perle est censée me porter chance.

— J’aime bien ton collier.

Il était évident qu’il revêtait une grande importance à ses yeux. Il suffisait de voir le soin avec lequel elle manipulait chacune des babioles.

— J’ai conscience qu’il ressemble à un ramassis de bric-à-brac, mais je n’ai jamais vécu très longtemps dans un endroit. Je n’ai jamais habité la même maison ou la même chambre plus de quelques années. Parfois, j’ai le sentiment que ces petits pans de mon existence sont tout ce que je possède.

En soupirant, j’ai arraché un brin d’herbe.

— Je regrette de ne pas avoir vécu dans un de ces endroits dont tu parles.

— Sauf que tu as tes racines, ici. Un meilleur ami depuis toujours, une maison avec une chambre qui t’appartient depuis l’enfance. Et, sûrement, un encadrement de porte où sont inscrites tes différentes tailles.

En effet.

C’est bien le cas, hein ?

Je l’ai gentiment bousculée de l’épaule.

— Si tu veux, je te mesurerai sur mon encadrement de porte. Tu seras immortalisée chez les Wate.

Adressant son sourire à son calepin, elle m’a rendu ma bourrade. Du coin de l’œil, j’ai remarqué le soleil couchant qui éclairait un côté de son visage, une page du cahier, une mèche de ses cheveux bruns, le bout d’une de ses Converse noires.

En ce qui concerne le cinéma, d’accord pour vendredi.

Puis elle a glissé la barre de céréales au milieu de son carnet et l’a refermé.

Les pointes de nos tennis usées se sont touchées.

 

Plus je pensais à la soirée de vendredi, plus j’étais nerveux. Ce n’était pas un rendez-vous galant, pas officiellement du moins. Ce qui était une partie du problème. J’avais envie que ça le soit. Que faire quand il devient évident qu’on éprouve des sentiments pour une fille qui n’admet que du bout des lèvres son amitié avec vous ? Une fille dont l’oncle vous a jeté hors de chez lui et qui n’est pas non plus la bienvenue chez vous ? Une fille que presque toutes vos connaissances abhorrent ? Une fille qui partage vos rêves mais peut-être pas votre attirance ?

Comme je n’en avais pas la moindre idée, je n’ai rien fait. Ce qui ne m’a en rien empêché de songer à Lena. Je serais même passé devant chez elle le jeudi si la maison n’avait pas été située hors de la ville ; si j’avais eu ma voiture ; si son oncle n’avait pas été Macon Ravenwood. Grâce à ces « si », j’ai évité de me comporter comme un imbécile.

Chacune de mes journées ressemblait à celle d’un autre. De ma vie, rien ne m’était arrivé, et voici que tout m’arrivait. Par tout, je veux dire Lena. Les heures s’écoulaient à la fois plus vite et plus lentement. J’avais l’impression d’avoir avalé l’air contenu dans un ballon gigantesque. Que mon cerveau manquait d’oxygène. Les nuages étaient plus intéressants, la cantine moins répugnante, la musique plus belle, les sempiternelles blagues plus amusantes. Bâtiment d’un gris-vert industriel, Jackson a transmuté en une carte de moments et d’endroits où je risquais de la rencontrer. Je souriais sans raison, je gardais mes écouteurs sur les oreilles, rejouant nos conversations dans ma tête, juste pour les réécouter ensuite. J’avais été témoin de ce genre d’attitude.

Je ne l’avais simplement encore jamais vécue.

 

Vendredi soir. J’avais été d’une humeur exceptionnelle toute la journée, ce qui signifiait que je m’étais planté en cours plus que mes camarades et que j’avais surpassé mes coéquipiers pendant l’entraînement. Il fallait bien que je libère l’énergie qui m’emplissait. Même l’entraîneur l’a remarqué et a souhaité en discuter.

— Continue comme ça, Wate, et tu seras recruté par une fac l’an prochain.

Link m’a emmené à Summerville. La bande projetait elle aussi de se payer une toile. J’aurais dû me méfier, vu que le Cineplex n’avait qu’une salle. Mais il était trop tard. Au demeurant, j’avais dépassé le stade de la prudence.

Lorsque nous avons débarqué à bord de La Poubelle, Lena patientait dehors, devant le cinéma violemment éclairé. Elle était habillée d’un tee-shirt mauve sous une robe noire moulante qui ne cachait rien de la femme en elle, et chaussée de gros godillots qui contredisaient toute sa féminité. Dans le hall, il y avait, en plus de la foule habituelle des étudiants de l’université, le groupe au grand complet des cheerleaders avec mes coéquipiers. Mon humeur s’est aussitôt assombrie.

— Salut.

— Tu es en retard. J’ai pris nos billets.

Dans l’obscurité, le regard de Lena était indéchiffrable. Je l’ai suivie à l’intérieur. Ça commençait mal.

— Wate ! a braillé Emory par-dessus le brouhaha et la musique des années 1980. Amène-toi !

— T’as un rancard, Wate ? a raillé Billy.

Earl n’a rien dit, mais c’était parce qu’il ne disait jamais grand-chose. Lena les a ignorés. Se frottant la tête, elle marchait devant moi et refusait de me regarder.

— On appelle ça vivre sa vie ! ai-je crié à la cantonade.

Je ne couperais pas aux allusions, le lundi matin. J’ai rattrapé Lena.

— Désolé pour ça, me suis-je excusé.

Elle a virevolté pour me fixer droit dans les yeux.

— Si tu n’aimes pas les bandes-annonces, ça ne va pas fonctionner, entre nous.

Tu m’as fait attendre.

J’ai souri.

— Les bandes-annonces, les génériques, le pop-corn, j’aime tout.

Elle a contemplé le spectacle derrière moi – mes amis ou, du moins, ceux qui avaient toujours joué ce rôle.

Ne leur prête pas attention.

— Avec ou sans beurre ? a-t-elle lancé, agacée.

À cause de mon retard, elle avait dû affronter seule la meute sociale de Jackson. C’était mon tour, à présent.

— Avec, ai-je confessé, devinant que c’était la mauvaise réponse.

J’ai eu droit à une grimace.

— Mais va pour sans si on rajoute du sel, me suis-je empressé de proposer.

Ses prunelles ont papillonné dans mon dos avant de revenir sur moi. Le rire d’Emily s’est rapproché. Ça m’était égal.

Tu n’as qu’à demander, Lena, et nous partons.

— Sans beurre et salé, plus des pépites de chocolat, ça va te plaire, a-t-elle décidé en se détendant.

J’adore déjà.

Mes coéquipiers et les cheerleaders nous ont dépassés. Emily a mis un point d’honneur à m’ignorer, cependant que Savannah contournait Lena comme une pestiférée. J’imaginais déjà ce qu’elles allaient raconter à leurs mères respectives ce soir-là, en rentrant à la maison.

J’ai attrapé la main de Lena. Une décharge a traversé mon corps mais, cette fois, je n’ai pas éprouvé la secousse qui s’était produite durant l’orage. Ça a plutôt ressemblé à une confusion des sens. Comme si j’avais été frappé par une vague sur la plage et que je m’étais couché sous une couverture électrique pendant une nuit pluvieuse, tout ça en même temps. Je me suis laissé envahir par la sensation. Le remarquant, Savannah a donné un coup de coude à Emily.

Tu n’es pas obligé de faire ça.

J’ai serré ses doigts.

Faire quoi ?

— Hé, les enfants, vous avez vu, les gars ?

Link me tapotait l’épaule, armé d’un gigantesque pot de pop-corn beurré et d’une limonade bleue énorme.

 

Le Cineplex projetait une espèce de polar qui aurait ravi Amma, vu son penchant pour les mystères et les cadavres. Link est allé s’asseoir à l’avant avec l’équipe en matant les allées, en quête d’étudiantes de la fac. Non parce qu’il ne voulait pas être avec Lena et moi, mais parce qu’il croyait que nous préférions être seuls. Ce qui était le cas. Pour moi, du moins.

— Où veux-tu t’installer ? Devant, au milieu ?

— À l’arrière.

Je l’ai suivie au dernier rang.

Si les gosses de Gatlin fréquentaient le cinéma, c’était essentiellement pour se peloter, dans la mesure où les films proposés étaient déjà sortis en DVD. C’était la seule raison expliquant que les trois dernières rangées de sièges soient occupées. Le Cineplex, le château d’eau et, l’été, le lac. Ces endroits mis à part, il restait quelques toilettes et sous-sols, mais guère plus d’options. Je savais que Lena et moi ne nous tripoterions pas. Quand bien même nos relations auraient été de cet ordre-là, je ne l’aurais pas amenée ici pour ça. Lena n’était pas le genre de fille qu’on traînait au fond du cinoche local. Elle valait mieux.

Mais elle en avait décidé ainsi, et j’ai compris pourquoi. Il n’y avait pas de place plus éloignée d’Emily Asher.

J’aurais peut-être dû la prévenir. Avant que le générique ne commence à défiler, nos voisins étaient à la tâche. Elle et moi nous sommes mis à fixer notre pop-corn, la seule chose de sûre sur laquelle poser les yeux.

Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Je ne savais pas.

Menteur.

Je me comporterai en parfait gentleman. Promis.

J’ai repoussé tout ça au fond de mon cerveau, me concentrant sur tout et n’importe quoi – le temps, le basket – en piochant dans le pot de pop-corn. Lena a fait de même et, l’espace d’une seconde, nos doigts se sont effleurés, provoquant une décharge dans mon bras, chaleur et froid mélangés. Le pick and roll, le picket fences, le down the lane… Il n’y avait pas tant de principes de jeux décrits dans le manuel de basket du lycée de Jackson. Cette séance de cinéma allait être plus ardue que je ne l’avais pensé.

 

Le film était atroce. Au bout de dix minutes seulement, j’avais deviné la fin.

— C’est lui, ai-je chuchoté.

— Quoi ?

— Ce type, là. C’est lui l’assassin. J’ignore qui il tue, mais c’est lui le coupable.

Une autre des raisons pour lesquelles Link préférait ne pas être assis à mon côté. Je découvrais toujours dès le début comment se terminait un film et j’étais incapable de le garder pour moi. Ma version des mots croisés. Ce qui expliquait pourquoi j’étais doué pour les jeux vidéo et de fête foraine, les échecs en compagnie de mon père. Je déterminais l’évolution de la partie dès le premier mouvement.

— Comment le sais-tu ?

— Je le sais, c’est tout.

Alors, comment tout ça se finit ?

Si j’ai compris l’allusion, je suis resté sec. Pour la première fois de ma vie.

Bien. Très bien.

Menteur. Passe-moi les pépites de chocolat.

Elle a fourré sa main dans la poche de mon sweat-shirt pour s’emparer du paquet. Sauf qu’elle s’est trompée de côté, si bien qu’elle a trouvé la dernière chose au monde qu’elle cherchait. La bourse avec, dedans, l’objet dur qu’était le médaillon. Elle s’est brusquement redressée et l’a tenue entre deux doigts comme s’il s’agissait d’une souris crevée.

— Pourquoi trimballes-tu ça dans ta poche ?

— Chut !

Nous embêtions nos voisins. Ironique, vu qu’ils ne regardaient même pas le film.

— Je ne peux pas le laisser à la maison. Amma croit que je l’ai enterré.

— Tu aurais peut-être mieux fait.

— Ça n’aurait rien changé. Ce truc n’obéit qu’à lui-même. Il ne fonctionne presque jamais. Tu as assisté à chacune de ses prestations.

— Vous allez la boucler, oui ?

Le couple assis devant nous a repris son souffle. Lena a sursauté, lâchant le camée au passage. D’un même mouvement, nous avons plongé pour le rattraper. Dans la bataille, le mouchoir est tombé, comme au ralenti. Dans l’obscurité, j’ai à peine distingué le carré blanc. L’écran s’est distordu en un éclat de lumière sans importance. Déjà, l’odeur de la fumée chatouillait nos narines…

 

Incendier une maison pleine de femmes.

C’était inimaginable. Maman. Evangeline. Genevieve réfléchissait à toute vitesse. Il n’était peut-être pas trop tard. Elle se mit à courir, ignorant les griffes acérées des buissons qui tentaient de la retenir, de même que les voix d’Ethan et d’Ivy qui l’appelaient. Les fourrés s’ouvrirent, et elle découvrit deux Fédéraux devant ce qu’il restait de la demeure que son grand-père avait fait bâtir. Deux jeunes soldats qui transvasaient le contenu d’un plateau plein d’argenterie dans un sac à dos des armées gouvernementales. Genevieve ressemblait à un tourbillon de tissu noir qu’agitaient les bourrasques brûlantes crachées par l’incendie.

— Qu’est-ce que…

— Attrape-la, Emmett ! lança le premier adolescent à son comparse.

Genevieve grimpait les marches du perron deux à deux, toussant sous l’effet des volutes de fumée qui se déversaient par la cavité de l’ancienne porte principale. Elle n’était plus elle-même. Maman. Evangeline. Ses poumons la brûlaient. Elle se sentit tomber. Était-ce à cause des vapeurs du brasier ? Perdait-elle connaissance ? Non. C’était autre chose. Une main sur son poignet, qui la plaquait à terre.

— Où croyez-vous aller comme ça, jeune fille ?

— Lâchez-moi ! hurla-t-elle d’une voix que la fumée rendait rauque.

Son dos frappa les marches une à une, cependant que l’homme, un mélange flou de bleu marine et d’or, la tirait dans l’escalier. Sa tête cogna contre le bord d’un gradin. Chaleur puis, soudain, quelque chose qui coulait le long du col de sa robe. Une sensation de vertige et de confusion se mêla à son désespoir.

Il y eut un coup de feu. Si bruyant qu’elle revint à elle. L’étreinte autour de son poignet se détendit. Elle tenta de forcer ses yeux à y voir.

Deux détonations supplémentaires.

« Seigneur, épargne maman et Evangeline. » Mais ce devait être trop demander, ou la prière n’avait pas été la bonne. Car, quand elle entendit le troisième corps s’effondrer, elle recouvra sa vision suffisamment longtemps pour distinguer la veste grise d’Ethan maculée de rouge. Visé par les soldats mêmes qu’il avait refusé de combattre plus avant.

L’odeur du sang se mélangeait à celle de la poudre et des citrons calcinés.

 

Le générique de fin défilait. Les lumières se rallumaient. Allongée sur son siège, Lena avait encore les paupières fermées. Ses cheveux étaient emmêlés, ni elle ni moi n’arrivions à reprendre haleine.

— Lena ? Ça va ?

Elle a ouvert les yeux, puis a relevé le bras de fauteuil qui nous séparait. Sans un mot, elle a posé sa tête sur mon épaule. Elle tremblait si fort qu’elle n’était même plus capable de parler.

Je sais. J’y étais, moi aussi.

Nous n’avions pas bougé quand Link et le reste de la bande est passé près de nous. Link m’a adressé un clin d’œil complice et a brandi la paume, comme s’il s’apprêtait à m’en taper cinq, à l’instar du geste victorieux que nous pratiquions quand j’avais marqué un panier difficile.

Il se trompait. Tous se trompaient. Nous avions eu beau nous installer au dernier rang, nous ne nous étions pas tripotés. L’odeur du sang s’attardait dans mes narines, et le bruit des coups de feu résonnait encore dans mes oreilles.

Nous venions seulement d’assister à la mort d’un homme.

16 Lunes
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